2021年12月1日水曜日

à Marie

à Marie                                                          Miyoko Miyazawa              

   Vite! On n'attend pas le prochain feu, m'a dit Marie avec des yeux impatients qui semblaient me blâmer. Mais attends un peu, c'est toi qui m'as conseillé d'acheter mes fleurs favorites.

     Ensuite, j'ai acheté un pot de cactus de Noël. C'en était donc fini de cette histoire à nous. Ce jour-là, nous nous sommes quittées au croisement devant la boutique de la fleuriste.


    Ce jour là, je suis arrivée chez elle vers midi, un peu en retard au rendez-vous.

À la porte, Marie fait la moue en levant les yeux au ciel qui restait caché derrière les nuages. Elle a apporté deux parapluies transparents de l’arrière de la maison, et en les accrochant fermement à son bras, m’a proposé de nous promener jusqu'à la gare suivante pour déjeuner.

    L'autre jour, en octobre, quand nous avions fêté son anniversaire, elle avait l'air fatiguée.  J’ai même eu parfois l’impression qu’elle souffrait de douleurs, et elle n’avait pas pu beaucoup marcher. Mais aujourd'hui elle marche d'un pas léger.

   Au moment où nous avons porté un toast pour son anniversaire, elle m'a dit :

« Puisque je n'aurai pas la chance de te féliciter pour ton anniversaire au mois de janvier, je te le dis maintenant, un peu à l'avance : Bon anniversaire おめでとう(Omedetô)! »

C’était sans hésitation ni aucun regret, mais avec sa tendresse la plus cruelle mélangée dans un verre de vin rouge.  En secouant le verre de ce liquide  couleur rubis, elle me regardait droit dans les yeux, mais  les yeux seulement entrouverts pour dissimuler son émotion.

Attends, un moment, je vais prendre “une photo de Marie”, c'est pour moi, je t'en prie. 

- Oui, si tu veux, malgré moi, しかたがないね (shikata ga nai ne) mais c'est pour toi seule, hein ? Elle détestait se faire prendre en photo.

    Maintenant elle accepte tout ce qui lui arrive. Elle se voit finir. J'ai ri, n'ayant pu ni raidir les traits de mon visage ni me mettre en colère. Et j'ai pris une photo d'elle de face delle, installée à la belle table préparée pour une fête, avec des plats de cuisine japonaise.  Après cette petite cérémonie, j’ai pleuré au bord de la rivière Kamo, à Marutamachi. Quand le vent soufflait, la lumière à la surface de la rivière scintillait tout en émettant une couleur jaune transparente, et le bruit sec des feuilles mortes résonnait bruyamment dans les oreilles.   

  Cependant aujourd’hui va être une bonne journée, je suis enivrée par l’illusion que nous n’avions aucune inquiétude à nous faire. Marie, elle aussi a l'air contente, me présente ce quartier qui s’est développé aux portes du temple Myoshin-ji, avec la rue commerçante et de vieux magasins.

Elle s'arrête à côté d'un boutique de légumes qui présente des spécialités de Kyoto.

Mais si on fait une devanture comme cela, sur la rue où circulent des véhicules, les légumes organiques doivent être pollués et cela me fait passer mon envie d’en acheter : Marie défend la cause de la nature de manière un peu sévère, et parle d'une voix forte. Mais cela ne fait rien, parce qu'elle dit tout cela en français.

La confiserie japonaise, la boucherie qui vend des volailles, la blanchisserie et le salon de coiffure... Puis, on voit une masse d’ombres de personnes mises en costume noir, sortir du temple Myoshin-ji pour entrer dans un restaurant de cuisine maigre juste devant ce temple. C'est un mouvement né d’une énergie mystérieuse, comme une sorte d'oraison pendant quelques dizaines de secondes.

     Ensuite elle recommence à parler de plein de choses.  C'est mardi aujourd'hui et son mari rentre l’après midi de son bureau pour regarder une émission sur des matchs de Kendo à la télé. Elle a terminé ses lavis de façon vraiment satisfaisante. 

- Et maintenant tu dois faire des vers en japonais et aussi en français qui soient conformes à mes lavis. Dépêche-toi, いそいで (Isoide) : on n'a pas plus de temps.


     Elle s'arrête devant la porte du petit temple Hôkongôin bordé de feuilles jaunies et rougies de l'automne. 

-  Il y a un étang avec de beaux lotus, tu dois y retourner à la saison de la floraison au mois de mai !


   En écoutant son discours, on arrive à la gare suivante. Tu as bien marché, Marie, pas fatiguée? Ça va? Dans l'avenir, si tu as des difficultés pour marcher toute seule, je te ramènerai sur une chaise roulante. En disant cela, j'étais résolue à le faire ...

      Dans son restaurant favori, soit disant populaire, on commande un menu à prix fixe avec du poisson cru, des Tenpura et un cyawan-mushi (flan à l'œuf et au poulet servi très chaud dans une tasse). On a parlé pendant trois heures de notre prochain livre.

Peins tes lavis! Écris tes poèmes!

Depuis le début de cette année nous  discutions de tout franchement.

Peins tes lavis! Écris tes poèmes!

      Pour nous inspirer et évoquer une puissance, elle m'amène dans son endroit secret au bord de la rivière ou elle passe régulièrement son temps toute seule. Dans ses peintures on trouve un arbre et j'ai retrouvé devant moi cet arbre. Elle m'a proposé de nous promener ensemble plusieurs fois, mais j'étais occupée ses derniers mois - par quoi donc étais-je  occupée ? - je me le demande.  

- Marie, je vais y aller le printemps prochain. 

     Ainsi que sur le chemin de Kumanokodo, elle aurait voulu faire cette promenade avec ses amis.

L’été, je l'ai invitée à faire un voyage à Izumo. Parce qu'elle aimait se sentir enveloppée dans la vaste atmosphère d’un sanctuaire. Dans ses derniers temps elle avait besoin d’un endroit calme. Elle a essayé aussi de suivre la méthode  Qi Gong (気功)chaque matin, qui est proche du shintoïsme, pour avoir la conscience en paix, et pour améliorer la circulation du sang. 

  Mais elle a répété non. Je ne veux déranger personne. J'ai peur de me sentir mal pendant le voyage. Si je casse mon pied dans l’escalier d’un temple, je ne pourrais pas marcher après. Si j'ai mal au dos pendant la nuit, que pourrais-tu faire?

      Elle adore aussi la statue Ashura, à Nara. Mais justement les jours où elle est allée à Nara, Ashura-san n’était pas là. Ah, j'aurais dû examiné le programme du musée de Koryu-ji pour organiser une visite inoubliable !


     Quand je lui pose quelques questions sur ma traduction d'un roman français, tous d'un coup, elle prend l’air sérieux d’un professeur et commence à m’expliquer tout en détail. Tu dois le terminer, moi, je suis toujours prête à t’aider. Non, non c'est pas comme ça. Quand je n’y comprends rien, elle tend en avant son menton, serre ses lèvres, puis me donne plusieurs exemples jusqu'à ce que je comprenne.


      Quand elle parle avec ses amis japonais, ses paroles mêlent des mots japonais notamment des adverbes et des conjonctions. Dakara, tatoeba, daïtaï, toka, yappari...  Je ne peux pas supporter la conversation en français avec une personne qui parle japonais. Je ne me sens pas à l'aise parce qu'il n'y a pas la nécessité de parler français. Et mon cerveau ne marche qu’avec ma langue maternelle. De sorte que j'adore Marie. 

Excuse-moi. Gomen-ne, Marie.


     Je voudrais ajouter une autre raison  pour laquelle  j'aime Marie. C'est une attitude commune à presque tous mes amis français. Ils ne disent jamais "intéressant" s'ils ne le pensent pas du fond du cœur. De ce point de vue, j'ai confiance en eux. Bien sûr chacun a son goût parfaitement individuel. Et il y a une grande différence entre leurs paroles dans l'amitié, dans la relation amoureuse et leurs avis en ce qui concerne la valeur des choses, de la culture et de l'humanité.

     D'habitude, nous, les Japonais, nous aimons utiliser des mots vagues et sophistiqués dans la conversation. En observant de quel côté vient le vent.

Dans sa tête, tout en se demandant si on est pour ou contre l’autre, en même temps on garde un visage souriant, ce qui n’est toutefois quand même pas la même chose que la charité de Bouddha et de Maitreya.

Et si on ose  critiquer les autres, on a souvent tendance à prendre de grands airs ou bien à se montrer servile malgré soi.


    Probablement, au cours des époques où il était difficile de parler franchement, la façon de penser pour sympathiser avec les autres, qui était une des vertus des Japonais du bon vieux temps, s’est-elle maladroitement déformée.

Cette attitude indépendante serait un peu mieux que de froisser les autres ou que d’éprouver des regrets. Cela marche entre nous, Japonais, mais cela cause un malentendu dans certains cas délicats. Raison de plus avec des étrangers.

     Pendant une année, en visitant des sanctuaires, des temples, à Kyoto avec des amis de Marie, j'ai eu une bonne occasion pour mieux connaître la façon française de vivre une amitié.

Il n'est pas facile de voir la vérité dans une amitié.

Il n'y a pas d’autre moyen que d’être sensible au moment qui n’est que maintenant, les mains tendues vers l’autre, échangeant des paroles, tantôt pleurant tantôt riant … Sinon on finirait par ne pas même comprendre ce qu’on ne comprend pas. 

Car un jour, de fait, on ne pourra plus se voir.


     On sent le chemin du retour comme étant plus long. De temps en temps elle a dû s'arrêter quelques minutes pour se reposer. Mais quand nous avons passé son magasin de vin préféré, elle m'a fait un sourire. Elle a acheté un cidre et des amandes sans sel. Elle prend plaisir à boire du vin et à faire des bonsaï ( Kore to kokedama dake ga ima tanoshimi. )

Moi, j'ai choisi des olives et des herbes aromatiques provençales qu'elle m'avait conseillées l'autre jour.

Les supermarchés relient les hommes à la société de consommation et nous permettent de garder notre esprit sain et constructif dans le présent. Sur les étagères s’alignent les « moi » que nous allons choisir librement pour demain ou pour la semaine prochaine.


  Eh bien, tu connais cette rue qui t'emmènera à la gare ... Moi, je vais dans la direction opposée. Sa vivacité pendant ses dernières heures m’a fait sentir comme si j’étais dans un rêve. Marie, le dos courbé, la tête baissée, retourne chez elle tout doucement. Les deux parapluies dont on n’a finalement pas eu besoin sont maintenant lourds à son bras.Sa silhouette vue de dos fait réapparaître des nuages gris qui restaient cachés dans un endroit inconnu au fond de mon cœur.Envahie par l'envie irrépressible de l'embrasser encore une fois, je me tiens debout jusqu'à ce qu'elle disparaisse  de l'autre côté du chemin.


Le vent d'En-machi devait savoir que tout à une fin : L'air s'est arrêté un instant.

Il n'y a plus de feu vert pour nous.

Mais que m’a-t-elle dit, quand nous nous sommes quittées ?

- Bien, bon courage!                                                                 


                                le 1 décembre 2015